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Mónica de La Torre
Poète et traductrice, Mónica de la Torre est née et a grandi à Mexico. Avec le soutien d'une bourse Fulbright, elle a déménagé à New York en 1993 pour poursuivre une maîtrise et un doctorat en littérature espagnole à l'Université de Columbia.
Les poèmes de de la Torre explorent nos constructions d'identité et de trajectoire. Elle collabore fréquemment avec des artistes et des écrivains.
Elle vit à Brooklyn et enseigne au Brooklyn College.

Chez joca seria

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mai 2022
15 x 20 cm
140 pages
ISBN 978-2-84809-365-9

18 €

The Happy End / Bienvenue à tous
Mónica de La Torre

Traduction du Collectif Connexion Limitée :
Shira Abramovich, Camille Blanc, Lénaïg Cariou, Nadia Wolff



La traduction illimitée
par Lily Robert-Foley18 janvier 2023

On entend souvent que la traduction est un métier solitaire – ce qui, bien évidemment, est faux. Car, si l’on peut se trouver corporellement seul.e devant ses livres, son écran d’ordinateur, les traducteur.ice.s ne sont jamais seul.e.s, mais toujours entouré.e.s d’un florilège d’acteurs et d’actrices impliqué.e.s dans l’acte de traduire : autrices, clients, éditrices, relecteurs, diffuseurs, lecteurs, lectrices… Ils ne sont qu’une partie d’une grande écologie. Et cela est d’autant plus vrai lorsqu’on ne traduit pas seul.e, comme c’est le cas du collectif « Connexion Limitée ». Shira Abramovich, Camille Blanc, Lénaïg Cariou et Nadia Wolff se sont isolé.e.s dans une maison en Normandie – où la connexion (internet) a été, en effet, « limitée » – pour achever la traduction de Bienvenue à tous/The Happy End, de Mónica de la Torre.

Mónica de la Torre, The Happy End/Bienvenue à tous. Trad. de l’anglais (États-Unis) par le collectif Connexion Limitée (Shira Abramovich, Camille Blanc, Lénaïg Cariou et Nadia Wolff). Joca Seria, 140 p., 18 €

Née à Mexico City et vivant à New York, Mónica de la Torre est elle-même traductrice, binationale et bilingue. Son œuvre est partout marquée, voire générée, par la traduction et le jeu entre les langues. Repetition Nineteen, sorti en 2020 en anglais/espagnol, est construit à partir d’un poème bilingue traduit vingt-cinq fois selon une contrainte différente : traduction homophonique, traduction homophonique avec quelqu’un.e qui ne comprend pas la langue, traduction automatique, traduction automatique en empruntant des outils de smartphone (reconnaissance vocale, prédiction des mots), traduction en acrostiche, traduction en anagramme, traduction en emoji, traduction en empruntant les mots d’un autre discours, d’un autre texte…

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Qu’elle écrive sur la traduction elle-même ou sur le travail, le design, les corps, les chaises ou les villes (les motifs les plus présents dans The Happy End), les jeux de traduction, entre langues et textes, sont toujours présents. C’est pour cette raison, entre autres, que le livre représente un défi passionnant, auquel les quatre traducteur.ice.s (1) ont su faire face avec aplomb.
Tout au long du livre, on trouve des extraits d’entretiens d’embauche en pastiche ludique, d’offres d’emploi ou d’avis de travail, intercalés avec des descriptions de chaises ou de corps au travail ainsi qu’avec des jeux poétiques formels et des collages de textes (de sources connues et inconnues). Dans une postface instructive, Camille Blanc et Lenaïg Cariou associent l’esthétique du livre au « camp », théorisé par Eve Kosofksy Sedgwick, « qui privilégie l’excès et l’artifice à l’authenticité ou au réalisme ».
Mónica de la Torre évoque le travail et notamment une forme d’injustice qui s’exprime par l’absurdité, à travers la disparité des langues, de ses deux langues, l’espagnol et l’anglais, dans un contexte américain. On peut ainsi évoquer la fin du poème « Table 17 », une conversation entre recruteuse et travailleur :
« WORKER :
My English is not very well.
My English is… no English
My English is no where.
My English is not good and it is heard badly.
My English is no frequently.
My English is no native so apologies for everyone. »
Et en français :
« TRAVAILLEUR :
Mon anglais ne va pas très bien.
Mon anglais est… pas anglais.
Mon anglais n’est pas bon et il est mal entendu.
Mon anglais est non souvent.
Mon anglais n’est maternel, donc mes excuses pour tout le monde. »
De la Torre joue ici sur la poéticité de la faute de langue. Dans « My English is not very well », on entend l’étrangèr.e qui essaie de bien accorder « well » (adverbe) ou « good » (adjectif) et qui se trompe. En effet, il fallait dire « I do not speak English well », ou « My English is not very good », pour être conforme à l’anglais du roi d’Angleterre. Mais l’erreur n’efface pas le sens, elle le détourne pour en ajouter un autre, comme le démontre « Mon anglais ne va pas très bien » qui utilise « well » comme adjectif pour dire « en bonne santé ». En anglais cependant, en progressant, on entend très vite, surtout en tant que locutrice native de l’anglais américain, le « no » comme négation en espagnol. « No habla inglés », ou, dans la dernière ligne, un calque qui se révèle en retraduction : « mi inglés no es nativo » (my English is no native).
Comme les traductions de l’anglais vernaculaire afro-américain nous l’ont appris, on ne peut pas facilement transposer « telle quelle » une situation, une relation ou une dynamique culturelle et politique inscrite dans une langue vers une autre. Est parfaite la solution qui consiste à reproduire les fautes sans tenter de réinscrire une tension liée à une politique d’identité qui n’appartient pas au contexte français. Ce sont des fautes que je pourrais tout à fait faire moi-même, en tant que quelqu’une dont le français « n’est pas maternel ». Mon français, est-il nul part ou nulle part ? Soyons honnête, je dois le vérifier sur Google. Mais peut-être pourrait-on me pardonner, vu que ces fautes en français portent sur « mon anglais »…

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« Dead office » CC2.0/Rebel rebel

On peut parfois laisser transpercer les étrangetés du texte original, notamment par le biais de l’emprunt, de l’espagnol ou de l’anglais. C’est ce que font les traducteur.ice.s lorsqu’ielles font le choix de ne pas traduire, par exemple, les expressions « living office », « dead office » et « action office », qui reviennent dans plusieurs poèmes en série pour décrire différents types de bureaux, et le type d’employée qui va s’y associer.
« Les individus dans des bureaux dead office sont des travailleurs
Les individus dans des bureaux living office sont des performeurs
[…]
Dans les bureaux action office, des machines verticales… »
Les traducteur.ice.s empruntent ces termes sans les italiques habituels pour les mots dits « étrangers », suivant la règle typographique selon laquelle les mots anglais entrés dans la langue française s’écrivent en romain. Ces mots apparaissent régulièrement dans The Happy End, en anglais comme en français. Mais nous sommes ici dans une autre dynamique, une autre politique linguistique que celle qui existe entre l’anglais et l’espagnol aux Amériques, car l’anglais en tant que langue étrangère au français fait signe du néolibéralisme, du consumérisme, du capitalisme sans bornes qui crée les situations de travail et d’embauche qui sont au cœur du critique en camp que fait le livre. De fait, « living office » et « action office » sont apparus en français. Les traduire en « bureau vivant » et « bureau d’action », c’est donc perdre la spécificité, non seulement de la chose, mais de la relation typiquement américaine au travail dont le mot est porteur. Quant à « dead office », même s’il n’existe pas (encore) en français, on perdrait le lien avec « living office » et « action office », et donc avec l’espace de travail comme produit à vendre, en le traduisant par « bureau mort ».
Pastiche donc de langues, mais aussi de textes. En bien des endroits, le livre se fait selon un véritable collage non seulement de différents types de langages, « des offres d’emploi, des annonces publicitaires, des graffitis qui recouvrent les murs et les villes », transformant le langage ordinaire en langage poétique, mais aussi des textes théoriques, artistiques et littéraires. Certaines sources nous sont indiquées dans les remerciements à la fin du livre, mais sans que les passages cités soient indiqués dans le livre lui-même. De plus, de la Torre laisse la porte ouverte à une indétermination d’autres sources possibles, impossibles à tracer dans le texte : « Additional sources include, but are not limited to » (« Les autres sources incluent, de manière non exhaustive »). À la question que pose toute traduction de citation – traduire directement ou utiliser la traduction de quelqu’un.e d’autre (et donc calculer le temps nécessaire pour la retrouver…) – s’ajoute une autre question : ce qu’on traduit est-il une citation ?
Pour faire face à ce défi, les traducteur.ice.s ont adopté, en suivant de nouveau Sedgwick, des lectures qu’ielles appellent « paranoïaques » et « réparatrices » : deux démarches qui se complètent. La lecture paranoïaque consiste à toujours se méfier de ce qu’on lit (et traduit) : des sources, des doubles sens, des sens ratés ou raturés. Elle mène donc à la lecture réparatrice, qui accepte que l’on ne peut pas tout comprendre d’un texte et que, lorsqu’on lit ou qu’on traduit, on rate inévitablement des sens, des références, etc. Cette démarche est également associée au « camp » chez Sedgwick : car elle consiste à accepter qu’il n’y a pas un sens définitif, éternel, essentiel, en-dessous des artifices, mais une performance des rôles assignés et parfois, aussi, détournés.
La logique de collage et l’approche traductive prise par les traducteur.ice.s rejoignent un dernier principe de ce texte, et du travail de de la Torre plus généralement : la polyphonie et la lecture performative et participative des textes, toujours en jouant entre les langues. Le mélange des voix n’est donc pas seulement un effet de collage textuel, ou un enjeu contraint par les frontières du livre comme objet fixe et clos, mais s’étend et explose même dans les ateliers d’écriture créative et des performances, telles que celle qui apparaît, transcrite, à la fin de Repetition Nineteen, « Poetry will be made by all » : de la Torre a en effet installé son bureau dans Madison Square Park à New York pendant plusieurs jours pour inviter les passant.e.s à venir traduire et jouer avec elle avec les textes.

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Une publicité à Moncton, dans le Nouveau-Brunswick (Canada), en 2017 © CC2.0/A Disappearing Act

Camille Blanc et Lénaïg Cariou ont également repris – et traduit, si j’ose dire – cette dimension du texte de de la Torre en s’engageant dans les lectures et ateliers participatifs autour de leur traduction, notamment (mais pas seulement) dans le cadre d’une intervention en compagnie de Mónica de la Torre à la Maison de la Poésie Jean Joubert à Montpellier pendant le colloque « What’s the Matter in Translation/Traduction et matérialité ».
Un des exercices proposés prenait comme point de départ un texte sur la ville de New York, « The Following Brief »/« Le Briefing suivant », lui-même une auto-traduction de l’espagnol en anglais par l’autrice (et donc une traduction d’une traduction en français). Camille Blanc, Lénaïg Cariou et Mónica de la Torre invitaient à retraduire ce poème une quatrième fois, de mémoire, en l’ayant écouté une seule fois. Ensuite, les poèmes rappelés et transcrits en groupe par chacun.e des participant.e.s étaient assemblés pour créer de nouveaux poèmes, un par groupe. À partir de là, enfin, ces poèmes traduits et retraduits, découpés et retranscrits, et ensuite collés et recousus, ont fait l’objet d’une traduction à contrainte individuelle inspirée par les procédés de Repetion Nineteen, que nous vous laissons le soin de découvrir… À vous de jouer !


  1. « Traducteur.ice.s » est employée pour prendre en compte les diversités de genre représentées dans le collectif « Connexion limitée ».